Services publics : usagers et agents face aux paradoxes des réformes


Les usagers peuvent désormais donner leur avis en ligne sur les services dématérialisés des administrations et donc sur le travail des agents. Mais, alors que le gouvernement vante la réussite des procédures numériques, de plus en plus exclusives pour les démarches, les usagers s’inquiètent du recul incessant des services physiques. Les agents, eux, s’élèvent depuis des années contre le recul des effectifs publics, que ne parvient pas à masquer cette dématérialisation. Un recul organisé par des réformes restructurant en permanence les services jusqu’à en perturber leur fonctionnement et en dégradant toujours plus le travail des personnels. Exemple même de cette situation, les agents des DDI (les directions départementales interministérielles) aux prises avec de nouvelles restructurations, disent combien ils sont désorientés et inquiets pour l’avenir de leurs missions et des structures dans lesquelles ils travaillent.

Annoncée en novembre par la ministre de la Transformation et de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, la plateforme « services-publics + », ouverte le 28 janvier, offre désormais la possibilité à l’usager de dire sa satisfaction, ou pas, des services publics de proximité et de consulter leur niveau de qualité, notée selon moult paramètres, ainsi que la performance des démarches en ligne.

Chacun peut donc découvrir, service public par service public, localité par localité, la réalité du terrain et changer d’avis sur quelques idées reçues indique la présentation en ligne de cette plateforme. Et le ministère de convier les usagers à aller surfer sur le site : Vous pouvez contribuer, simplement, depuis chez vous : en donnant votre avis sur des documents trop complexes ou mal formulés, ou encore en vous inscrivant pour devenir testeur. Un petit pas pour chacun, un grand pas pour l’administration ! 

Concrètement, les usagers peuvent donc juger le travail des agents publics, sous-entendu leur productivité, leur manière de servir, la qualité du service rendu… et tout cela bien sûr sans se préoccuper de l’état des services, notamment au plan des effectifs et des moyens et sans tenir compte aussi des chamboulements auxquels ils ont été confrontés par les multiples restructurations qui ont perturbé le fonctionnement des services.

Par ailleurs, encore faut-il pouvoir et savoir se servir de l’outil numérique pour se prononcer sur lesdits services dématérialisés. Publié à la mi-janvier, un travail d’expertise intitulé Transformation numérique de l’action publique, les risques de la dématérialisation pour les usagers et réalisé par une Haute-fonctionnaire, membre du cabinet du commissariat général au Développement durable, vient rappeler, statistiques à l’appui, les difficultés et les critiques d’une partie non négligeable d’usagers des services.

Le mode d’accès privilégié aux services reste le guichet

Ainsi, rappelle-t-elle, si une étude de la direction interministérielle de la transformation publique a constaté qu’entre 2014 et 2018, la proportion d’usagers utilisant internet pour leurs démarches administratives a augmenté de 12 points, pour autant, les modes traditionnels de contacts avec les services publics n’ont pas été abandonnés. Effectivement. Le mode d’accès privilégié en 2018 [aux services publics, NDLR] est le guichet (57%), suivi d’internet (36%), du téléphone (24%) et du courrier (21%) rappelle cette experte des questions numériques.

Elle rappelle toutefois aussi que La stratégie nationale Action publique 2022 prévoit que les 250 procédures les plus utilisées par les particuliers et les entreprises sont à dématérialiser en priorité d’ici à 2022. Par ce programme expliquait en 2017 le gouvernement il s’agit d’accompagner la baisse des dépenses publiques avec un objectif assumé de -3 points de PIB d’ici 2022. Concrètement, une baisse de 30 milliards d’euros des dépenses publiques était visée, cela par le biais d’une révision des missions publiques, comprenant au besoin des externalisations ou abandons de missions, ou encore la suppression d’emplois publics. Et ainsi Action publique 2022 aurait son rôle à jouer dans la suppression de 120 000 emplois sur cinq ans, annoncée alors par le gouvernement. 

Aujourd’hui, via entre autres Service public+, le programme Action Publique 2022 ne semble pas avoir dit son dernier mot. La ministre de la Fonction publique propose (…) d’accélérer les démarches en ligne pour satisfaire des objectifs comptables et indicateurs statistiques réagissait ainsi en novembre dernier la Confédération FO fustigeant des réformes qui mettent en péril les emplois, les missions et les conditions de travail des agents et participent à l’éloignement des services publics avec notamment la suppression de l’accueil physique de proximité.

Au risque d’une administration déshumanisée 

Depuis des années, FO s’élève contre la suppression de dizaines de milliers d’emplois publics dans les administrations. Suppressions dont l’administration ne cache pas les conséquences. Ainsi, la dématérialisation  s’accompagne, sans que cela soit systématique, de la fermeture de guichets d’accueil physique ou téléphonique souligne l’auteure de ce travail sur la transformation numérique de l’action publique. Et si en 2019, un sondage « Digital Gouv » indiquait que 79% des personnes estiment que la dématérialisation des services publics simplifie et facilite la vie des citoyens, il n’en reste pas moins que 79% disaient aussi redouter que cette dématérialisation contribue à diminuer les emplois publics.

La même année d’ailleurs, le Défenseur des droits mettait en garde contre un certain nombre de risques de la dématérialisation « croissante », notamment celui de donner le sentiment que l’administration se déshumanise, s’éloigne des citoyens et de certains territoires, (…), cherche surtout à faire des économies. Et de souligner par ailleurs la difficulté de joindre un agent pour se faire assister. Ce rapport indiquait encore que seuls 32% des Français déclarent ne pas connaître de freins à l’utilisation de l’administration en ligne. Pour les 68% restants, la majorité donc, la difficulté à joindre un agent était évoquée tout comme la complexité des démarches en ligne ou encore le problème d’une non-aisance avec internet. Ces problèmes étaient particulièrement soulevés par les personnes âgées, les non-diplômés et les habitants des petites communes, ces derniers par ailleurs étant souvent mis en difficulté par un mauvais accès au réseau internet.

Le sous-effectif au risque de dysfonctionnements

En 2019, un rapport du Sénat pointait, lui, les « difficultés d’inégalités d’accès » aux services publics par une « dématérialisation à marche forcée des procédures ». Et de citer les problèmes nés de la réforme « préfectures nouvelle génération », les nombreux bugs informatiques et autres couacs d’organisation qui, alors que les guichets fermaient, ont émaillé la mise en place de téléprocédures pour les demandes de titres d’identité, de permis de conduire et de certificats d’immatriculation des véhicules.

Il y avait alors eu un nombre considérable d’appels au centre de contact citoyens de l’ANTS (l’Agence nationale des titres sécurisés)…, dont les effectifs n’avaient pas été suffisamment renforcés pour répondre à ces dysfonctionnements souligne le Sénat. Des dysfonctionnements qui, constate encore le rapport, ont entraîné des retards considérables et des blocages dans la délivrance des titres. Un très grand nombre de dossiers ont été totalement bloqués pendant plusieurs mois, le système informatique s’avérant incapable de les traiter. Il fallut donc et en urgence recourir à des effectifs supplémentaires d’agents pour rendre le service dû aux usagers…

Mais constate encore ce rapport, à peine la réforme réalisée en 2017 sur les préfectures, qu’une autre (née d’une circulaire du Premier ministre en juillet 2018) est venue jeter le trouble. La réforme des administrations territoriales était ainsi annoncée, visant notamment les DDI, les directions départementales interministérielles, structures fourre-tout nées en 2010 (de la réforme Reate) en lieu et place des anciennes directions ministérielles et placées sous l’autorité du Premier ministre.

DDI : la jungle des restructurations

Depuis 2018, les DDI dont les effectifs n’ont cessé de fondre en dix ans, sont donc une nouvelle fois en pleine réforme/restructurations. L’été dernier, elles ont été rattachées par décret (14 août 2020) au ministère de l’Intérieur, et avec un « pilotage » commun DDI et préfectures. Toujours dans le cadre de la réforme (OTE) de l’organisation territoriale des administrations déconcentrées, un décret du 7 février 2020 a créé des secrétariats généraux départementaux communs aux préfectures et DDI, placés sous autorité des préfets.

De manière nébuleuse, le ministère de l’Intérieur explique que ces secrétariats généraux, en vigueur depuis ce 1er janvier, renforçant la professionnalisation des fonctions communes de soutien [fonctions RH, financières, immobilières, logistiques…., NDLR] au bénéfice des agents, permettront de redéployer des moyens accrus au bénéfice des politiques publiques que mettent en œuvre les DDI. Les agents des DDI qui interviennent dans moult domaines (écologie, urbanisme, répression des fraudes, transports, logement, jeunesse et sports…) apprécieront.

La réforme prévoit aussi pour cette année, au plan départemental (des fusions de structures auront lieu aussi au plan régional) la mise en place des directions départementales de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS), le transfert au ministère de l’éducation nationale des missions sport et jeunesse rattachées actuellement aux directions régionales de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRJCS) et directions départementales de la cohésion sociale (DDCS). Aurait lieu aussi le transfert aux services des préfectures des missions effectuées par les services de main d’œuvre étrangère (SMOE) rattachés actuellement aux directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte).

Les agents désorientés par les réformes

Les agents des DDI vivent-ils bien ce nouveau grand chambardement qui conduit à ne plus trop savoir qui fait quoi et dans quelle structure administrative ? Ils le vivent très mal. Et lors du CHSCT des DDI le 22 janvier dernier, FO faisait part à nouveau de ses inquiétudes : aucune DDI n’est épargnée par les chamboulements d’organisation, de rattachement, d’inter-départementalisation et/ou de plate-formisation des missions. Si certaines DDI sembleraient à l’abri de ces restructurations à venir, elles sont néanmoins concernées par des revues de missions qui ne seront pas sans douleur et sans conséquence sur des effectifs déjà exsangues… une nouvelle fois.

Les réponses au dernier baromètre social montrent que le malaise est grand. Alors que les réformes concernant les DDI se déploient qui plus est en pleine crise sanitaire, les personnels disent combien ils sont perturbés, désorientés et vivent avec nombre d’incertitudes.

Ainsi, 73% des agents qui ont répondu disent ne pas avoir confiance en l’avenir. C’est sept points de plus que lors du dernier sondage en 2017. 63% des agents estiment qu’ils n’ont pas de visibilité concernant l’évolution de leurs missions et 66% déclare l’absence de visibilité en matière d’évolution de leur structure, la DDI.

La direction de la modernisation et de l’administration territoriale (DMAT) en tire une fine analyse :  Les signes de cette dégradation pressentie sont à mettre en lien avec leur manque de visibilité sur l’avenir de leur structure, de leur mission et plus précisément de leur place au sein des DDI.

On ne saurait mieux dire alors que l’effectif des DDI a reculé de plus d’un tiers en dix ans. Et les réformes se poursuivent…


Source: Éditoriaux de jean-claude Mailly

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