Paritarisme, au cœur de notre modèle social

Dossier de l’Info militante n°3408 daté du mercredi 19 juin 2024.

Depuis près de quatre-vingts ans, il a fait ses preuves. Mais le paritarisme, cet acteur crucial pour la cohésion et la justice sociales, pour l’exercice de la démocratie sociale dans la République, subit des assauts. À la recherche d’économies drastiques sur les dépenses publiques, l’exécutif fait en sorte que l’État reprenne la main sur des domaines où les interlocuteurs sociaux ― organisations syndicales et patronales ― font vivre le paritarisme. Il inflige des carcans aux négociations, au risque de les torpiller, il ne reconnaît pas les accords trouvés, il montre une volonté récurrente de ponction de ressources provenant en premier lieu du salaire différé, dont des cotisations sociales des salariés… Le paritarisme, à la définition plurielle selon les chercheurs, est plus que jamais à réaffirmer.
Ce qu’ont fait les interlocuteurs sociaux en 2022 par un ANI signé par FO. De négociation et/ou de gestion, de représentation (le CESE), au sein de la justice (les prud’hommes)… Le paritarisme est intimement lié, par sa naissance, à un moment clé de l’histoire, le programme du Conseil national de la Résistance, concevant la création de la Sécurité sociale et avec l’idée qu’elle soit gérée par les « représentants des intéressés » et l’État. Une Sécu inspirée du modèle anglais Beveridgien et de la logique allemande bismarckienne. Avec des modifications dans les équilibres des interlocuteurs en présence, le paritarisme appliqué à la gestion des organismes de protection sociale (et/ou à la négociation) se développera et perdurera, à l’Unédic/Assurance chômage, à l’Agirc-Arrco/retraites complémentaires, au 1 % Logement (devenu Action Logement), dans le secteur de la santé au travail, dans la formation professionnelle. Ce concept moderne, menacé dans certains de ses aspects par les visées d’étatisation de la Sécu, est le produit d’un long combat des travailleurs pour être réellement entendus, représentés, pour que leurs voix pèsent face à un patronat aux intérêts fort différents. Si le paritarisme s’exerce aujourd’hui sur un champ large, tout reste à protéger, plus que jamais. Ce que fait FO.

Paritarisme, au cœur de notre modèle social

Évoquer le paritarisme, né il y a près de quatre-vingts ans et dont la définition est plurielle, insistent moult chercheurs, c’est penser évidemment à la parité, à l’égalité de poids et de voix entre les parties que sont les organisations syndicales et les organisations patronales. C’est loin d’être faux mais surtout, construit au fil du temps, le paritarisme renvoie au long combat des travailleurs pour la justice sociale. Et notamment pour une vraie protection sociale liée à leur activité professionnelle. Après des secours rudimentaires apportés au Moyen Âge au sein de corporations d’artisans, suivra dès le XVIIIe siècle et surtout au XIXe, la création de sociétés de secours mutuel, reconnues d’utilité publique en 1850. Au début du XXe siècle sera créée la Fédération nationale de la Mutualité française. Mais l’étape cruciale arrivera avec le programme du Conseil national de la Résistance en 1944, qui conçoit la création d’une sécurité sociale, financée par les cotisations salariales et patronales et avec une gestion « appartenant aux représentants des intéressés », salariés et employeurs, et à l’État. Ce changement de paradigme signe la solidarité. Il est accompagné au début de la prédominance des représentants salariés jusqu’en 1967 (date des ordonnances Jeanneney) puis d’une parité. Ce modèle de la Sécu traduit la reconnaissance du rôle essentiel des salariés dans l’économie, dans la production de richesses. Ils acquièrent une représentation réelle face au patronat qui, propriétaire des moyens de production, a toujours tenu serré son pouvoir et au mieux a joué de paternalisme. Par leurs représentants, les syndicats, les salariés entrent donc aussi en responsabilité dans la gestion de la protection sociale. Laquelle s’étoffe, avec notamment la création du 1 % Logement en 1953 ou encore de l’Unédic en 1958. Plus largement, le paritarisme va être cet instrument apportant une alternative à l’entrée d’emblée dans le conflit, lequel impacte forcément les salariés dans leurs revenus et donc dans leur vie. Il va permettre de tenter, d’abord par la négociation, de trouver avec l’interlocuteur un modus vivendi, un accord qui soit le plus profitable aux travailleurs, qui permette de les protéger, d’améliorer leurs droits ou mieux encore d’en créer. Cela n’exclut pas un rapport de force construit, au besoin la menace, voire l’organisation d’une grève. Chère à FO, la négociation n’a rien d’une solution facile, elle implique que l’interlocuteur accepte d’en être un réellement, qu’il comprenne son intérêt d’entendre les revendications, et encore mieux d’y répondre.

Le paritarisme ne peut être inféodé aux stratégies budgétaires

Le paritarisme implique aussi une liberté d’action des interlocuteurs sociaux, tant dans la négociation que dans la gestion. Or, cela se complique. L’État s’immisce de plus en plus. La fiscalisation (par la CSG/CRDS) du salaire différé (les cotisations sociales ont quant à elles une affectation dédiée précise), engagée depuis trente ans, soutient cette attitude. FO pointe ainsi régulièrement le risque d’étatisation de la Sécu. Parallèlement, au nom de l’abaissement du coût du travail, les exonérations des cotisations employeurs (désormais à hauteur de 75 milliards d’euros par an), décidées depuis ces trente dernières années, continuent de mettre à mal les comptes sociaux et, du fait des compensations, génèrent de la dette publique. Actuellement, l’exécutif, visant à ramener le déficit public sous le seuil de 3 % du PIB en 2027, organise le recul massif des dépenses publiques pour remplir cet objectif. Les travailleurs sont directement visés, notamment à travers l’attaque de leur protection sociale. Et donc du paritarisme. Ici, c’est une lettre de cadrage qui vient compliquer la négociation sur l’Assurance chômage, suivie du non-respect de l’accord trouvé, puis de l’annonce par l’État d’une reprise en main pour une réforme qui dégraderait encore les droits des plus fragiles. Là, c’est une volonté récurrente de ponctionner le régime Agirc-Arrco, excédentaire. Autrement dit, la captation de recettes appartenant aux salariés et aux retraités. Ce sont aussi des ponctions régulières sur Action Logement, ou encore le projet de modifier sa structure… Nous devons sauver le paritarisme, insiste le secrétaire général de FO, Frédéric Souillot.

Valérie Forgeront

 

Le paritarisme de gestion : un poids conséquent

Né après la Seconde Guerre mondiale, le paritarisme de gestion est au cœur de la démocratie sociale. En gérant plusieurs pans de la protection sociale, syndicats et patronat affirment leur responsabilité et leur autonomie par rapport à l’État. Le principe est simple : les représentants des travailleurs et du patronat gèrent les fonds issus des cotisations salariales et patronales de plusieurs caisses. Et en négocient les orientations, par des accords et des conventions. Cette gestion paritaire est importante : selon le rapport d’information de l’Assemblée nationale de 2016 (dernier rapport en date sur le sujet), les interlocuteurs sociaux géraient 150 milliards d’euros de dépenses en 2014, soit près d’un quart des dépenses de protection sociale. De nombreux domaines relèvent du paritarisme. À commencer par les retraites complémentaires. À lui seul, le pilotage financier des caisses de l’Agirc-Arrco représente plus de la moitié des dépenses gérées de manière paritaire. Tous les quatre ans, les syndicats et le patronat négocient les règles de revalorisation des pensions complémentaires, qui concernent 13 millions de salariés du privé. L’Unédic, créée notamment par FO en 1958, a une gestion historiquement paritaire elle aussi. Les conditions d’indemnisation sont renégociées régulièrement par les interlocuteurs sociaux. Actuellement, 2,6 millions de chômeurs sont indemnisés. Si la protection des chômeurs est essentielle, le paritarisme de l’Assurance chômage est de plus en plus attaqué. Depuis la loi Avenir professionnel de 2018, l’exécutif peut en passer par un décret s’il juge qu’un accord entre syndicats et patronat ne respecte pas la lettre de cadrage. C’est le cas dans la réforme du chômage en projet, contestée par FO.

Santé au travail et logements sociaux

Le paritarisme de gestion concerne entre autres également les organismes de prévoyance. Aujourd’hui, 80 % des salariés du privé sont ainsi couverts pour ces risques (invalidité, incapacité de travail). Idem dans la santé au travail, FO a signé l’accord de mai 2023 renforçant la gouvernance paritaire de la branche AT-MP. Et bataille pour améliorer la reconnaissance et la réparation des accidents du travail. Pour rappel, en 2022, 564 189 accidents du travail et 44 217 maladies professionnelles ont été reconnus et indemnisés par l’AT-MP. Enfin, le logement social pour les salariés relève aussi du paritarisme. Action Logement, où siège FO, gère la participation des employeurs à l’effort de construction (PEEC). En 2023, Action Logement a investi 9,2 milliards d’euros et obtenu 44 159 autorisations de construction et de réhabilitation de logements sociaux. Il gère 1 million de logements sociaux.

Ariane Dupré

 

Attaques contre le paritarisme : la « rupture » de 2017

Certains spécialistes comme Jacques Freyssinet, chercheur associé à l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales), n’hésitent plus à parler de rupture intervenue depuis 2017, l’exécutif semblant avoir remisé la recherche de compromis avec les interlocuteurs sociaux afin d’imposer des réformes définies unilatéralement. En sept ans, le paritarisme de gestion a été très éprouvé.

Par la loi sur la formation professionnelle de 2008, l’exécutif a opéré une reprise en main étatique radicale de ce champ, qui a conduit à la disparition et/ou la transformation d’organismes paritaires (Copanef, FPSPP, Opca) et à la quasi-disparition de la négociation interprofessionnelle. Pour l’Assurance chômage, il a procédé par étapes pour en contraindre le pilotage. Le 6 mars dernier, par la voix du ministre des Finances, l’exécutif est enfin sorti du bois : L’État devrait reprendre la main sur l’Assurance chômage de façon définitive, a jugé Bruno Le Maire. Avant que, le 22 avril, le gouvernement n’annonce son refus d’agréer les textes paritaires issus du protocole d’accord de novembre 2023, définissant les modalités de l’Assurance chômage pour 2024-2028…

Ponctions et reprise en main

En 2023, l’exécutif a aussi tenté de ponctionner les réserves des régimes de retraite complémentaire Agirc-Arrco, exigeant 1 à 3 milliards par an pour financer la revalorisation des petites pensions, liée à sa réforme des retraites. Sans surprise, l’offensive étatique pour prendre le contrôle politique des organismes paritaires, par lesquels transitent des milliards d’euros issus des salaires, a aussi une motivation financière. Comme l’a récemment rappelé Frédéric Souillot : Quand l’État a besoin d’argent, il lorgne sur les réserves des institutions paritaires. En 2023, l’exécutif a tenté de prélever 300 millions d’euros dans les caisses d’Action Logement, financé par le « 1 % Logement », après avoir déjà ponctionné 500 millions d’euros en 2020. D’ici 2026, il veut prendre jusqu’à 12 milliards d’euros dans les excédents de l’Assurance chômage, pour financer sa politique de l’emploi.

Elie Hiesse

 

Avec l’ANI paritarisme, préserver l’autonomie de la négociation collective

Clarifier les responsabilités, les rôles, les financements entre ce qui relève de l’intérêt général ― donc de l’État – et ce qui doit relever de la solidarité ouvrière et du paritarisme, entendu comme la négociation, la pratique contractuelle, la gestion paritaire. Quand FO signe le 9 juin 2022 l’accord national interprofessionnel (ANI) du 14 avril pour un paritarisme ambitieux et adapté aux enjeux d’un monde du travail en profonde mutation, le secrétaire confédéral Michel Beaugas, négociateur pour FO, rappelle la nécessité d’allumer un contrefeu face à l’interventionnisme étatique croissant. Cet accord constitue (…) un point d’appui pour défendre l’autonomie et l’efficacité de la pratique contractuelle, dit-il. Son élaboration dans le cadre même de l’agenda social autonome, impulsé à l’automne 2021 par les syndicats et le patronat pour reprendre la maîtrise de l’agenda social et montrer leur ambition de créer de la norme sociale par la négociation collective, est tout sauf anecdotique.

FO refuse toute co-législation

Il y a urgence à agir. Depuis 2018, les coups tombent dru sur le paritarisme, notamment de gestion de la protection sociale collective (formation professionnelle, Unédic). Ça suffit, fait comprendre l’ANI du 14 avril 2022, qui éclaire sur ce que doivent être le paritarisme de négociation, de gestion, et les relations avec les pouvoirs publics. Conclu en onze séances, le texte clarifie les rôles respectifs des parties dans les domaines visés par l’article L 1 du Code du travail. Qu’il demande à l’exécutif de ne pas préempter le rôle des interlocuteurs sociaux, exige la fin des documents de cadrage ou réclame la transposition fidèle des ANI. Nouveauté, le texte redéfinit le périmètre et les modalités du dialogue social national interprofessionnel en dotant celui-ci d’un agenda social autonome systématisé et d’une organisation visant la création d’un dialogue social continu. Enfin, il remet à jour les règles, financières et de gouvernance, du paritarisme de gestion. Équilibré et solide, a jugé le bureau confédéral de FO.

Elie Hiesse
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