Article paru dans FO Magazine n°53 de mai 1971 |
Proudhon figure parmi les réformateurs sociaux du XIXe siècle dont la célébrité et la forte personnalité n’ont jamais été éclipsées par son adversaire Karl Marx.
Sa présence ne se justifie pas seulement par la biographie considérable, relative à sa vie et à son œuvre, mais par la réalisation de ses idées au XXe siècle, qui furent jugées naturellement utopiques en son temps, mais considérées aujourd’hui, comme tout à fait rationnelles et applicables, comme innovations aussi originales qu’ingénieuses et dont la mise en pratique nécessitait cette évolution économique dont Proudhon attendait l’institution de la démocratie industrielle.
Rien ne montre avec plus de certitude l’actualité de Proudhon que le problème de l’autogestion ouvrière et les nombreux ouvrages consacrés à son génie et à son œuvre.
L’influence de Proudhon sur les doctrines sociologiques et économiques et sur l’évolution des idées sociales fut particulièrement importante. Il a aujourd’hui encore ses admirateurs fervents qui approuvent les grandes lignes de sa théorie sur la liberté illimitée, la démocratie, l’égalité, le système fédératif, mais aussi ses détracteurs qui ne cessent de le combattre au nom d’un dogme économique qui s’est inspiré de ses découvertes et de ses constatations.
Il est né en 1809 à Besançon. Ses parents étaient d’humbles paysans et Proudhon passa son enfance et son adolescence à travailler dans les champs.
Passionné pour les études, il entra au collège de sa ville natale, mais faute d’argent, il dut les interrompre, et accepta un emploi de correcteur dans une imprimerie. En même temps, il étudiait pour parfaire son éducation.
A vingt ans, Proudhon possédait une culture prodigieuse. Quelques années plus tard, il ouvrait sa propre imprimerie et publiait en 1837 un ouvrage curieux : Éléments primitifs des langues, qui atteste son goût pour la science philologique. Il y ajouta un essai sur l’Histoire de l’Humanité, où l’on décèle sa vive curiosité à l’égard des problèmes éthiques et de la philosophie des civilisations.
Il obtint une bourse de l’Académie de Besançon et vint à Paris en 1838 pour se consacrer à l’étude des questions économiques et écrire des livres qui firent sa célébrité dans le monde entier. Parallèlement, Proudhon suivit des cours au Collège de France et à l’École des Arts et Métiers, afin d’approfondir et d’étendre ses connaissances.
Sensible à la misère de la classe ouvrière, Proudhon ne songea qu’à en améliorer les conditions de vie. C’est ainsi qu’il devint un réformateur social par humanité et par vocation.
Cette mission politique et scientifique qu’il a remplie avec courage et obstination ne lui épargna pas, au cours de sa vie, ni la persécution, ni l’emprisonnement, ni les attaques venimeuses de ses ennemis. Cependant, Proudhon ne désarma pas et continua le combat pour le triomphe de ses idées.
A Paris, il avait analysé, avec l’acuité de son intelligence, les doctrines sociales et philosophiques de Jean-Jacques Rousseau, Hegel, Feuerbach, Adam Smith, Blanqui, Cabet et Henri de Saint-Simon. Mais ses propres ouvrages révèlent aussi une originalité de vue et d’appréciation. D’autre part, si Proudhon n’était pas styliste, il était, en revanche, un écrivain d’instinct, extrêmement laborieux. Le nombre de ses ouvrages est considérable.
En effet, en 1840, il publie Qu’est-ce que la propriété ?, ouvrage qui le rendit célèbre dans le monde entier et fit scandale à l’époque, parce qu’il proclamait que le travail n’a par lui-même sur les choses de la nature aucune puissance d’appropriation : le travail ne peut créer la propriété, qu’elle est, en effet, sans cause. Par conséquent, la propriété, c’est du vol.
Oui, tous les hommes croient et répètent que l’égalité des conditions est identique à l’égalité des droits, que propriété et vol sont termes synonymes, que toute prééminence sociale, accordée ou pour dire usurpée sous prétexte de supériorité de talent et de service, est inique et brigandage, tous les hommes, dis-je, attestent ces vérités sur leur âme, il ne s’agit que de leur faire apercevoir…
Le capitalisme, dit-on, a payé les journées des ouvriers, pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce qui n’est point du tout la même chose. Car cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payée…
Il faut au travailleur un salaire qui le fasse vivre pendant qu’il travaille, car il ne produit qu’en consommant. Quiconque occupe un homme lui doit nourriture et entretien, ou salaire équivalent. C’est la première part à faire dans toute production.
Nous marcherons par le travail à l’égalité ; chaque pas que nous faisons nous en approche davantage, et si la force, la diligence, l’industrie des travailleurs étaient égales, il est évident que les fortunes le seraient pareillement. En effet, si le travailleur est propriétaire de la valeur qu’il crée, il s’ensuit : 1) Que le travailleur acquiert aux dépens du propriétaire oisif ; 2) Que toute production est nécessairement collective, l’ouvrier a droit, dans la proportion de son travail, à la participation des produits et de bénéfices ; 3) Que tout capital accumulé étant une propriété sociale nul n’en peut avoir la propriété exclusive.
Or, ce fait incontestable et incontesté de la participation générale à chaque espèce de produit a pour résultat de rendre communes toutes les productions particulières ; de telle sorte que chaque produit, sortant des mains du producteur, se trouve d’avance frappé d’hypothèque par la société.
(…) Supprimez la propriété en conservant la possession ; et, par cette seule modification dans le principe, vous changerez tout dans les lois, le gouvernement, l’économie, les institutions ; vous chasserez le mal de la terre
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A la suite de ce livre violent et audacieux, la bourse qui lui était attribuée, lui fut retirée ; ses attaques, sans aucun ménagement, concentrées contre les propriétaires voleurs qui ne souffrent ni contradiction, ni contrôle
suscitèrent des polémiques passionnées.
Dans le même esprit révolutionnaire, Proudhon rédigea Lettres à M. Blanqui et L’Avertissement aux Propriétaires
dans lesquels il confirme ses idées fondamentales sur l’origine de la propriété individuelle : la propriété est la grande matrice de nos misères et de nos crimes… Ruse, violence, et usure, telle est la catégorie des moyens employés par le propriétaire pour dépouiller le travailleur…Toutes les causes d’inégalités sociales se réduisent à trois : 1) L’appropriation gratuite des forces collectives ; 2) L’inégalité dans les échanges ; 3) Le droit de bénéfice ou d’aubaine
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(…) Je prêche l’émancipation aux propriétaires, l’association aux travailleurs, l’égalité aux riches : je pousse à la révolution par tous les moyens qui sont en mon pouvoir, la parole, l’écriture, la presse, les actions et les exemples. Ma vie est un apostolat perpétuel
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Pour ses pamphlets et ses diatribes il fut traduit en 1842 devant la cour d’Assises du Doubs, mais elle prononça son acquittement.
Ayant la foi dans sa mission socialiste et révolutionnaire, Proudhon écrivit alors La Création de l’Ordre dans l’Humanité (1843) : il définit sa philosophie de la société future où l’ouvrier aura un sens réel de la vie : Le progrès de la société se mesure sur le développement de l’industrie et la perfection des instruments… La science nouvelle ne découvre plus dans le travail que le témoignage éclatant de notre immense supériorité.
L’antagonisme du capital et du travail, loin de se résoudre en une association qui maintiendrait la distinction effective de travailleur et de capitaliste, doit finir, au contraire, par la sujétion absolue du capital au travail, et la transformation de la fainéantise capitaliste en fonction de commissaire aux épargnes et distributeur des capitaux.
Ainsi, Proudhon, ce génial autodidacte, discerne les grands problèmes de son temps, le développement des contradictions économiques, ses forces motrices, découvre avant Marx la genèse et l’évolution de la propriété privée et ses corollaires sur les formes et les orientations diverses de la société capitaliste et sur la condition ouvrière qui déterminent, en dernière analyse, son attitude à l’égard du monde du travail ? Selon lui, tous les hommes peuvent devenir producteurs par un système de réciprocité des services et par le crédit mutuel. Il préconise la Banque du Peuple afin de procurer aux ouvriers des instruments de travail.
Puis, il vint s’installer à Paris en 1847, et se lança dans le journalisme en fondant Le Peuple qui devient en 1848 Le représentant du Peuple. Aux élections complémentaires du 8 juin 1848, Proudhon fut élu député à l’Assemblée Nationale, où il représentait l’extrême gauche de la Révolution.
Proudhon, écrit Gurvitch, ne prit au sérieux la révolution de 1848 que lors des journées sanglantes de l’insurrection ouvrière de juin. Il est de tout cœur avec les insurgés et il note dans ses carnets : Le mauvais vouloir de l’Assemblée est la cause de l’insurrection qui a cédé…Elle n’est pas vaincue.
Cette attitude peut expliquer la séance du 31 juillet 1848 où Proudhon tenait tête à toute l’Assemblée et où, pour la première fois, son discours avait opposé le prolétariat et la classe bourgeoise et affirmé que le prolétariat instaurerait un ordre nouveau et procéderait à une
liquidation
en se passant des moyens légaux.
Scandalisée, l’Assemblée par 691 voix contre 693 votera un blâme à Proudhon. On notera, remarque Gurvitch, la parenté de cette prise de position de Proudhon avec le Manifeste communiste de 1848, que Proudhon n’a jamais lu : L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.
Dans Les confessions d’un révolutionnaire (1848), Proudhon rappelle cette fameuse séance de l’Assemblée Nationale : Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’exemple d’un tel déchaînement : j’ai été caricaturé, joué, chansonné, placardé, biographé, outragé, maudit ; j’ai été signalé au mépris et à la haine.
Marx, au lendemain de la mort de Proudhon, lui rend justice, en dépit de leurs brouilles et de leurs doctrines divergentes : Son attitude à l’Assemblée Nationale, ne mérite que des éloges. Après l’insurrection de juin, c’était un acte de grand courage.
De même, il a voté contre l’élection de Louis Napoléon Bonaparte, à la présidence de la République. Dans La voix du peuple, il déclara que la démocratie, le socialisme et le prolétariat n’ont pas de plus grand ennemi que Louis Napoléon Bonaparte. Dans ses articles, Proudhon invectivait le Prince – Président avec une telle violence qu’il fut poursuivi et condamné, le 28 mars 1849, à trois ans de prison et incarcéré à la prison de Sainte-Pélagie.
L’opinion de Proudhon sur Louis Napoléon Bonaparte était particulièrement défavorable. Le 4 décembre 1851, deux jours après le coup d’État, il notera dans ses carnets : Louis Bonaparte est un infâme aventurier élu par une illusion populaire.
Revenons encore un instant aux Confessions d’un révolutionnaire qui contiennent non seulement sa profession de foi, mais les principes fondamentaux de sa doctrine sociale, où apparaissent pour la première fois, dans une unité admirable : l’homme et le penseur, l’humaniste et le constructeur d’une société, non pas rénovée superficiellement avec l’éthique traditionnelle de 1789, mais entièrement nouvelle, où la classe ouvrière, maîtresse d’elle-même, aura sa place digne de sa vocation collective et de sa mission créatrice.
Proudhon fut le premier sociologue qui, avant Karl Marx, découvrit l’importance prééminente de la présence de l’ouvrier dans une société nouvelle et la valeur morale et sociale du travail dans l’évolution du monde moderne et son exceptionnel apport à l’organisation et à la structuration de la démocratie industrielle
: Il faut relever le moral des travailleurs…poser, avec un redoublement d’énergie, la question sociale. Organiser le travail, le crédit, l’assistance, c’est affirmer la constitution sociale.
C’est dans la prison de Sainte-Pélagie qu’il écrivit L’idée générale de la Révolution au XIXe siècle
(1851). Il y préconise une réconciliation du prolétariat et de la classe moyenne pour renverser le capitalisme et achever la révolution sociale
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Proudhon était alors quelque peu désabusé, note Gurvitch, car dans son ouvrage La philosophie du Progrès, écrit également en prison, il se reprend vite et il compte désormais, sur l’énergie révolutionnaire des masses ouvrières
pour renverser le courant de la réaction et faire éclater la féodalité industrielle : Qu’on le sache une fois : le résultat le plus caractéristique de la Révolution, c’est après avoir organisé le travail et la propriété, d’anéantir la centralisation politique
qui singularise aujourd’hui, en 1971, les systèmes totalitaires.
Après sa sortie de prison, en juin 1852, il ne fut pas inquiété, mais lorsqu’en 1858, il fit paraître De la justice dans la Révolution et dans l’Église, il fut de nouveau condamné à plusieurs années de prison : son livre fut interdit, parce qu’il avait écrit, entre autres : Corruption ou dissolution de l’humanité par elle-même, manifestée par la perte successive des mœurs, de la liberté, du génie, par la diminution du courage, de la foi, l’appauvrissement des races : c’est la Décadence.
Il s’était enfui en Belgique, et il y resta quatre ans. Cependant, une amnistie lui permit de revenir de son exil en 1862. Il s’installa à Poissy et s’efforça de publier un journal, La Fédération, pour lequel il n’obtint pas l’autorisation. Proudhon se consacre alors à la rédaction d’un ouvrage : Du principe fédéral et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution, publié en 1863, qui synthétise sa pensée politique, sociale et économique : Le XXe siècle, ouvrira l’ère des fédérations. C’est la vocation du prolétariat de les réaliser. Qui dit liberté, dit fédération ; qui dit république, dit fédération ; qui dit socialisme, dit fédération. Toutes mes idées économiques peuvent se résumer en ces trois mots : fédération agricole – industrielle. Toutes mes vues politiques se réduisent à une formule semblable : fédération politique ou décentralisation… La propriété purgée de ses abus par la liquidation du régime capitaliste, deviendra elle-même une propriété fédérative… car la Fédération peut seule donner satisfaction aux besoins et aux droits des classes laborieuses
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Dans les dernières années de sa vie, Proudhon, prépara un ouvrage : De la Capacité politique des Classes ouvrières, considéré comme son testament de penseur et de militant
et qui fut, sous le Second Empire, le plus lu dans le milieu ouvrier. Il exerça, en effet, une influence féconde et stimulante sur les militants célèbres de la Première internationale et sur les théoriciens et les militants du syndicalisme révolutionnaire.
Rien ne montre avec plus de pénétration et plus de vigueur, en effet, l’ascendant de Proudhon sur le mouvement ouvrier depuis plus de cent trente ans, et plus particulièrement sur Vallée, Varlin, Benoît Malon, Pelloutier, Griffuelhes, Merrheim, Yvetot, Pouget, Delessale et Jouhaux que sa conception du travail, ses idées et ses vues pertinentes sur le rôle social du prolétariat.
A la vérité, c’est de la doctrine ouvrière de Proudhon qu’est né le syndicalisme révolutionnaire, qui par les moyens de la grève générale voulait, au temps héroïque, conquérir les droits à la cité, et au bonheur.
La théorie mutualiste de Proudhon avait conquis Varlin et son idée de la libération du monde ouvrier était devenue l’objectif final du syndicalisme révolutionnaire : l’émancipation complète des travailleurs par l’abolition du salariat.
Dans la définition du développement de la condition ouvrière, dans la diminution de la durée du travail, dans la revendication des hauts salaires, du loisir, du repos hebdomadaire, de la sécurité sociale, dans la lutte contre le chômage, le syndicalisme révolutionnaire et réformiste s’inspira de Proudhon.
Aujourd’hui, même ses idées sur la participation des travailleurs à la gestion des entreprises et à la redistribution des bénéfices sont déjà réalisées dans un certain nombre de grandes industries. Et en instituant en notre temps le système et l’organisation de l’autogestion dans les entreprises modernes, les travailleurs ont tout simplement appliqué les principes élaborés par Proudhon : Les compagnies ouvrières sont appelées à jouer un rôle considérable dans notre prochain avenir. Ce rôle consistera surtout dans la gestion des grands instruments du travail.
Proudhon estimait que, sous le régime capitaliste, le prolétariat ne doit s’occuper que de sa propre organisation afin de préparer la révolution sociale. Ainsi, d’après le sociologue Georges Gurvitch, Proudhon est-il resté révolutionnaire jusqu’à son dernier souffle ; sous maints aspects, bien plus révolutionnaire que Marx.
Cette affirmation est corroboré par une constatation de Proudhon : les classes sociales ont acquis conscience d’elles-mêmes et possèdent une idée de leur conscience… La démocratie ouvrière affirme son Droit, dégage sa Force et pose aussi son idée.
Jusqu’à sa mort, survenue en janvier 1865, Proudhon demeura contre toutes les cabales et les légendes, un des adversaires politiques les plus redoutables et les plus déterminés du régime de Napoléon III.
Sur le plan politique et économique, il était un visionnaire et un précurseur… Il a dévoilé le caractère autocratique et arbitraire du Second Empire, son rôle d’initiateur du capitalisme organisé, en même temps qu’y est pressentie la menace d’un fascisme dirigiste et totalitaire. En conclusion : la démocratie industrielle qui mettrait fin au capitalisme, ne peut s’établir que par une révolution sociale, car elle doit instituer l’autogestion ouvrière et transformer de fond en comble la propriété des moyens de production ; elle constituerait la solution de la crise, en instituant un collectivisme décentralisé.
On a dit de Proudhon qu’il était un utopiste qui travailla pendant toute sa vie pour le bonheur des peuples. De caractère fruste, bourru, mais généreux et d’une droiture exceptionnelle, Proudhon a révolutionné la pensée sociologique de son époque, et on le juge encore aujourd’hui, à juste titre, comme un des plus grands réformateurs sociaux de tous les temps.
T. B.
Source: Éditoriaux de jean-claude Mailly