La plateforme de livraison de repas Just Eat avait décidé de suspendre les contrats de travail de salariés en situation irrégulière, pour lesquels des démarches de régularisation étaient pourtant en cours. A la suite d’une grève de trois jours, les travailleurs ont obtenu la levée de la suspension de leurs collègues.
C’est un exemple fort de solidarité entre travailleurs, couronné d’une belle réussite : en trois jours de grève, les salariés de la plateforme de livraison de repas à vélo Just Eat ont fait plier leur direction, qui avait suspendu sans avertissement les contrats de travail d’une dizaine de livreurs en situation irrégulière. Le 6 novembre, la direction nous a notifié que ces salariés étaient suspendus jusqu’à la fin de l’année, et que s’ils n’obtenaient pas d’autorisation de travail officielle d’ici là, ils seraient licenciés, résume Jérémy Graça, délégué FO dans l’entreprise et élu au CSE.
Le choc était d’autant plus rude que la nouvelle a surpris tout le monde. En effet, depuis déjà un an, les représentants FO avait entamé des discussions avec la direction des ressources humaines de Just Eat, afin de promouvoir la régularisation des salariés sans-papiers ayant au moins un an d’ancienneté. Le DRH avait alors accepté de leur délivrer des formulaires attestant du fait que ces salariés travaillent bien pour Just Eat. L’Union départementale FO de Paris préparait les dossiers et les transmettait à la confédération, qui parvenait à accélérer la prise de rendez-vous à la préfecture – car sans aide, la procédure dure souvent des années.
Désillusion après le changement de direction
Tout fonctionnait bien jusqu’au changement de direction à la rentrée, souligne Jérémy Graça. La nouvelle directrice générale et la nouvelle DRH nous ont alors déclaré ne pas être au courant de ces négociations, avant de prononcer les suspensions de contrats. On a vite compris qu’elles refuseraient catégoriquement de discuter. C’était sans compter la force de mobilisation des salariés de Just Eat, qui ont mis la plateforme à l’arrêt durant plusieurs jours jusqu’à obtenir gain de cause. Les membres de la direction faisaient valoir un supposé risque légal. Nous leur avons rappelé l’existence de la circulaire Valls, raconte Jérémy Graça. Celle-ci permet aux employeurs de délivrer ces formulaires et de maintenir les salariés concernés en emploi sans être inquiétés par la justice, si une demande de régularisation a été déposée en préfecture.
Quatre jours après le début de la grève, un contrat de reprise a été signé, dans lequel la société s’engage à accompagner les salariés en situation irrégulière de concert avec les organisations syndicales. Une belle réussite pour les travailleurs mobilisés : On ne s’attendait pas à ce que la décision soit aussi rapide, admet le délégué FO. Mais l’image de la société est importante pour la direction, il n’est pas dans son intérêt que le mouvement s’éternise.
La nouvelle direction de Just Eat est en tout cas partie du mauvais pied avec ses salariés, dont elle semble avoir sous-estimé la capacité de mobilisation. Avec l’ancien DRH, nous avions beaucoup de désaccords mais la situation s’était apaisée, rapporte Jérémy Graça. On voyait que sur certains points, il était prêt à bouger. La nouvelle DRH et la nouvelle DG, déplore le militant semblent, elles peu décidées à négocier quoi que ce soit, quitte craint-il à revenir à un dialogue social inexistant.
Salarié des plateformes : un modèle menacé
Trois ans après avoir annoncé en grande pompe l’embauche de centaines de livreurs en CDI – une exception marquante dans ce secteur dominé par l’auto-entreprenariat –, Just Eat fait preuve de toujours plus d’inconstance en matière d’engagements sociaux. Son image de marque luttant contre la précarité structurelle du milieu de la livraison à vélo s’est peu à peu effritée. Just Eat ne fait rien pour respecter le Code du travail ni la convention collective, dénonce Jérémy Graça. Les contrats proposés sont bien souvent à temps partiel, avec des conditions de travail difficiles et aléatoires. Dans ce contexte, Just Eat connaît une crise d’attractivité : Finalement, les livreurs préfèrent se diriger vers Uber ou Deliveroo, faire les heures qu’ils veulent pour un meilleur chiffre d’affaires, se désole le délégué FO.
Just Eat compte aujourd’hui 140 salariés en CDI – dont 113 livreurs –, tous basés à Paris. Une déconfiture pour l’entreprise qui clamait début 2021 son ambition d’embaucher 4 500 travailleurs. En 2022, un vaste plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) avait déjà coûté leur poste à plus de 300 personnes. Les craintes des militants FO s’étaient alors avérées justifiées : dans les villes où Just Eat a licencié l’ensemble de ses livreurs, la firme a renoué avec l’auto-entreprenariat via son partenaire Stuart. Nous sommes dans l’incertitude : la direction européenne continue-t-elle à croire dans le modèle salarié en France, ou non ? Partout ailleurs, ils ont repris l’auto-entreprenariat, s’inquiète Jérémy Graça.
Vers des actions à l’échelle européenne
Si la grève en solidarité avec les salariés sans-papiers a été gagnée, d’autres combats restent donc à mener. Les représentants du personnel ont dénoncé l’accord d’entreprise qui dérogeait aux dispositions de la convention collective et du Code du travail. La direction essaye à présent de faire passer des mesures encore moins favorables aux salariés, explique Jérémy Graça. Lorsqu’on leur expose nos revendications, ils nous font du chantage à la fermeture de l’entreprise : ça leur coûterait trop cher. Si Just Eat souhaite concurrencer d’autres plateformes telles Uber ou Deliveroo, des choix d’investissement vont pourtant devoir être faits pour renouer avec l’attractivité. Nous avons l’impression que nous allons devoir mener de multiples actions pour obtenir gain de cause. J’espère qu’ils me feront mentir, mais nous nous attendons à un futur conflictuel avec la direction.
Les militants FO en ont conscience : la lutte doit simultanément être menée à plus grande échelle, car Just Eat France suit les directives de la direction européenne du groupe. Au Royaume-Uni, plus de 1 700 postes ont été supprimés en début d’année à la suite de lourdes pertes financières. Quand on demande des précisions sur le pourquoi du comment des décisions qui sont prises, on nous renvoie systématiquement la balle vers Amsterdam, regrette Jérémy Graça. Un groupe spécial de négociation a été constitué, en vue de construire un comité européen de défense des conditions de travail. Face aux enjeux de précarisation et d’exploitation des travailleurs des plateformes, le délégué FO l’affirme : Ce ne sera pas une bataille française.