Économie numérique : à quand la fin du favoritisme fiscal ?


Consommation en ligne, travail en ligne, études en ligne, loisirs en ligne … La crise sanitaire a accru la place du numérique dans la vie quotidienne. Pour le plus grand bonheur des détenteurs de ce marché de la vie à distance qui ont vu leurs bénéfices exploser. Et ce, d’autant plus que, pour l’instant, les chefs d’État ne sont toujours pas parvenus à trouver un accord international, ni même européen, pour taxer davantage leurs revenus. Résultat, dans l’Union européenne, les maîtres de l’économie numérique payent en moyenne deux fois moins d’impôts que les entreprises traditionnelles.

Plus de 2,5 milliards de personnes se connectent chaque jour dans le monde à au moins une des quatre applications Facebook, (Facebook est également propriétaire de Messenger, Instagram et Whatsapp), soit 15% de plus qu’il y a un an. Le réseau social le plus important au monde a ainsi vu son bénéfice net augmenter de 29% au seul troisième trimestre 2020, à 7,85 milliards de dollars.

Le chiffre d’affaires d’Amazon, lui, s’est envolé de 37% au seul troisième trimestre, atteignant 96,1 milliards de dollars, après une progression de 40% au trimestre précédent. Son bénéfice net a ainsi triplé à 6,3 milliards de dollars, un record pour le deuxième trimestre consécutif. Depuis, il y a eu le Black Friday et Noël, dont les recettes ne seront connues qu’au début de 2021.

Alphabet, la maison mère de Google, quant à elle, a vu son chiffre d’affaires progresser de 14% (à 46,2 milliards de dollars) pour un bénéfice net de 11,2 milliards. Le jour où ce résultat a été annoncé, son titre en bourse a décollé de 6%.

L’artifice de la gratuité

Utiliser Facebook et ses différentes applications est gratuit, tout comme naviguer sur Google. D’où ces entreprises tirent-elles donc leurs profits faramineux ? Si c’est gratuit, c’est que le produit c’est vous. Tel est le grand slogan de l’industrie numérique. Mais que signifie-t-il exactement ?

En réalité, ces entreprises font commerce avant tout des données personnelles de leurs utilisateurs. Au fur et à mesure que ces derniers se connectent sur leurs sites, elles repèrent et analysent leurs choix, goûts et centres d’intérêts. Elles dressent ainsi des profils de consommateurs qui leurs permettent de vendre des liens publicitaires aux autres entreprises.

De plus, étant en position de quasi-monopole, les GAFAM peuvent très facilement imposer leurs propres produits aux autres entreprises. Microsoft, qui équipe en systèmes d’exploitation et de logiciels environ 90 % des ordinateurs personnels fabriqués dans le monde, a ainsi été le premier à vendre son propre logiciel de navigation sur internet, Explorer. De son côté, le navigateur Google Chrome a lui été intégré par défaut à tous les téléphones portables et tablettes Android.

Les GAFAM, maîtres du monde numérique

Actuellement, sur le marché de la visioconférence, c’est Zoom qui a le plus de succès : son action en bourse a bondi de 600% en 2020. Une progression fulgurante que les géants Google et Facebook se montrent d’ailleurs déterminés à enrayer. (Zoom a aussi été créée par un ingénieur californien mais en 2011 seulement, plus récemment donc que les grands noms de la Silicon Valley. Google, par exemple, a été créé en 1998).

De leur côté, les applications chinoises, longtemps cantonnées au marché intérieur, partent de plus en plus à la conquête du monde. Likee (application de création, d’édition et de partage de vidéo, basée à Singapour mais propriété d’une société chinoise) a ainsi annoncé en mars dernier des investissements massifs en marketing pour se développer aux États-Unis.

La concurrence fait donc rage dans l’économie numérique. Mais globalement, ce sont bien les cinq géants américains, les GAFAM (acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui restent les maîtres du monde numérique, en position dominante, voire de quasi-monopole, dans de nombreux secteurs clés. Comme moteur de recherche, Google détient ainsi 93% de parts de marché. Apple quant à lui détient 57% du marché des smartphones haut de gamme (prix supérieur à 400 euros), sachant que les téléphones mobiles sont le support sans lequel les applications ne sont rien.

Le club des cinq pèse 8000 milliards de dollars en bourse

En cette fin d’année, la capitalisation boursière des GAFAM atteint près de 8000 milliards de dollars contre un peu plus de 2000 milliards il y a cinq ans, 3000 milliards début 2019, 5000 milliards en janvier 2020 et 6500 milliards en juillet dernier. Si la progression des GAFAM avait commencé bien avant la crise sanitaire, son rythme s’est indéniablement accéléré ces derniers mois.

Huit mille milliards de dollars… Ce chiffre représente plus de trois fois le PIB d’un pays comme la France, plus de deux fois et-demi le montant de la dette contractée par les États auprès de la Banque centrale européenne (2400 milliards d’euros) , et… Près de neuf fois le montant consacré au plan de relance européen adopté le 11 décembre dernier.

Le plan de relance de l’Union Européenne se chiffre en effet à 750 milliards d’euros. Cette somme, la commission européenne va devoir l’emprunter auprès des marchés financiers pour le compte des États membres de l’Union européenne. Cet emprunt devra être remboursé via le budget européen à partir de 2028 et au plus tard en 2058.

En Europe, des entreprises deux fois moins imposées que les autres

Pour que cette dette puisse être honorée sans avoir à augmenter la quote-part actuelle des États au budget de l’UE, les États membres se sont engagés à se mettre d’accord sur les modalités de nouvelles sources de recettes, parmi lesquelles… La taxation des entreprises numériques, sur la base de critères communs à tous les pays.

Le Conseil européen a ainsi demandé à la commission européenne de présenter des propositions en vue de l’introduction d’une telle taxe -au plus tard- le 1er janvier 2023.

Il faut dire qu’en réalité, les négociations au sein de l’UE pour introduire une telle taxe (connue sous le nom de taxe GAFA) sont déjà en cours depuis le 21 mars 2018, date à laquelle la commission européenne a présenté son projet de taxe sur les services numériques (TSN).

Mais aucun accord n’a pu être trouvé jusqu’ici. Résultat, selon la commission européenne, dans l’UE, les entreprises du numérique sont soumises à un taux d’imposition effectif en moyenne deux fois moins élevé que celui applicable aux autres entreprises européennes. En Europe, les plus grandes entreprises du numérique paient ainsi en moyenne 14 points d’impôts de moins que les autres entreprises : 9% contre 23%.

Comment les GAFAM échappent-ils aussi facilement à l’impôt ?

Au sein de l’Union Européenne, où chaque État membre décide de sa politique fiscale, certains offrent aux entreprises une fiscalité plus avantageuse que d’autres.

Les règles actuelles d’imposition des bénéfices sont fondées sur le principe de l‘établissement stable : l’entreprise paye des impôts sur ses bénéfices dans le pays où elle est physiquement présente. Une présence qui se mesure par le nombre d’employés ou encore de ses usines, des terrains, de ses machines…

Mais, les multinationales de l’économie numérique (les GAFAM et d’autres comme Uber ou Airbnb) proposant leurs services sur internet, elles peuvent localiser leur siège social dans un pays différent de celui où se trouvent leurs utilisateurs, ce qui leur permet de pouvoir déclarer tout ou partie de leurs chiffres d’affaires et de leurs bénéfices dans le pays de leur choix. Google, Facebook et Apple ont ainsi localisé leurs sièges européens en Irlande où le taux d’impôts sur les sociétés ne dépasse pas 12,5%.

En 2018, Google France a pu ainsi ne déclarer en France qu’un chiffre d’affaires de 411 millions d’euros et n’y payer que 17 millions d’euros d’impôts, alors que ses seules recettes publicitaires réalisées dans le pays lui auraient rapporté environ deux milliards d’euros selon le syndicat des régies internet.

La taxe GAFA, un mirage ?

En 2018, la commission européenne a proposé de taxer -à hauteur de 3% dans tous les États membres de l’UE- les chiffres d’affaires, et non les seuls bénéfices, générés par la vente de données personnelles, la vente d’espaces publicitaires en ligne ciblant les utilisateurs selon les données qu’ils ont fournies, et les services permettant des interactions entre utilisateurs et facilitant la vente de biens et de services entre eux. En partant du principe que ce sont les utilisateurs qui créent la valeur de ces services, cette taxe aurait donc été due dans chaque État membre en proportion de l’utilisation des services numériques qui y sont offerts.

Les États, accueillant les sièges des géants du numérique se sont logiquement opposés à la proposition de la commission européenne, à l’instar de l’Irlande, qui accueille Facebook et Google, ou du Luxembourg qui lui accueille Amazon.

D’autres pays ont craint les représailles des États-Unis (rappelons que les cinq GAFAM sont américaines) sur leurs exportations en direction de ce pays. Le président Donald Trump n’a en effet pas hésité à menacer de taxer les marchandises en provenance du secteur automobile allemand, avant de menacer de taxer les vins et sacs à mains français.

Des négociations sont également en cours dans le cadre de l’OCDE, sans plus de succès à ce jour.

Le poids des États-Unis

L’OCDE avait pourtant obtenu en 2019 l’accord de principe de 127 pays, dont les États-Unis, pour mettre en place un impôt mondial minimum sur les sociétés. L’objectif était de parvenir à un accord final international d’ici à 2020.

Forte de cet engagement, la France, qui faute d’accord européen, avait adopté sa propre taxe Gafa nationale en juillet 2019, avait alors accepté de la geler, pour ne pas entraver les négociations internationales menées par l’OCDE et calmer le jeu avec les États-Unis qui menaçaient de taxer les importations de vins français.

Mais en juin dernier, les États-Unis ont annoncé faire une pause dans les négociations pour mieux se concentrer « sur la réponse à la pandémie de Covid-19 ». En octobre, à l’occasion du G20 Finances de Washington, l’administration Trump a de nouveau bloqué l’adoption d’un accord, dont la perspective a du coup été repoussée au premier semestre 2021.

Entretemps, le 10 juillet dernier, l’administration Trump a de nouveau menacé la France de lui imposer des droits de douane supplémentaires à compter de janvier 2021.

De leur côté, les multinationales du numérique ont fait savoir qu’elles ne resteraient pas sans réagir, menaçant d’augmenter leurs prix pour compenser ce que leur coûterait la taxe. La Computer and communications industry association (CCIA, à laquelle appartiennent Amazon, Google et Facebook) a ainsi financé la réalisation d’une étude d’impact qui conclut que les 27 entreprises assujetties à la taxe en France seraient susceptibles d’augmenter les prix de leurs services et que par conséquent, la taxe serait presque intégralement payée par les consommateurs.

Combien rapporterait la taxe Gafa ?

L’OCDE évalue à 100 milliards de dollars par an les recettes fiscales supplémentaires qu’engendrerait une taxe numérique mondiale pour les nations concernées.

Mesure budgétaire maintenue dans la loi de Finances 2019 même si suspendue

La taxe dont s’est dotée la France en 2019 avait déjà rapporté près de 350 millions d’euros de recettes fiscales avant d’être suspendue face aux menaces de représailles commerciales de la part des États-Unis.

Elle pourrait rapporter 400 millions d’euros en 2020, selon les derniers chiffres de Bercy. Affichant cette fois sa volonté de ne pas céder aux menaces américaines, le ministre français de l’Économie et des Finances français Bruno Le Maire a effet annoncé que la taxe française sur les GAFA, budgétairement prévue par la loi de Finances 2019, serait perçue à partir de décembre 2020. Pour autant, le gouvernement français a réitéré son engagement à supprimer cette taxe lorsqu’un accord international aura été trouvé et à rembourser les sommes perçues par l’État français si elles se révélaient supérieures à celles engendrées par les dispositions de cet accord international.

Cette taxe française s’applique à deux types de services numériques : les interfaces numériques qui permettent à un utilisateur localisé en France de contacter d’autres utilisateurs en vue de la livraison de biens ou de la fourniture de services ; et la vente de services publicitaires par une plateforme qui s’appuie sur les données personnelles qu’elle a récoltées pour les proposer. Les entreprises concernées sont celles dont les chiffres d’affaires annuels obtenus pour ces services sont supérieurs à 750 millions d’euros à l’échelle mondiale et à 25 millions d’euros à l’échelle de la France. La taxe représente 3 % du chiffre d’affaires réalisé en France.

En attendant, Bruxelles prend d’autres mesures

Le 15 décembre dernier, en attendant que la négociation d’une taxe unique à l’échelle de l’Union européenne soit bouclée, ce qui risque visiblement de prendre encore un certain temps, la Commission européenne a présenté de nouvelles règles en matière de concurrence et de diffusion de contenus illégaux qu’elle compte imposer aux géants du numérique.

Bruxelles entend en effet agir désormais en amont et non à postériori de leurs infractions dans ces deux domaines. « L’objectif n’est pas de faire disparaître les grandes plateformes, mais de leur imposer des règles pour éviter qu’elles fassent peser des risques sur notre démocratie », a expliqué le commissaire au Marché intérieur Thierry Breton, qui porte le dossier avec la vice-présidente en charge de la Concurrence, Margrethe Vestager.

L’exécutif européen a donc proposé deux législations complémentaires pour combler les failles juridiques dans lesquelles s’engouffrent ces entreprises. Le Règlement sur les services numériques (« Digital Services Act », DSA) doit responsabiliser l’ensemble des intermédiaires, et plus particulièrement les plus grandes plateformes, qui devront se donner les moyens de modérer les contenus qu’elles accueillent et coopérer avec les autorités. Ce nouveau règlement constitue une mise à jour de la directive e-commerce, adoptée il y a 20 ans.

Le Règlement sur les marchés numériques (« Digital Markets Act », DMA) impose des contraintes spécifiques aux seuls acteurs dit « systémiques », à savoir une dizaine d’entreprises dont la toute-puissance menace le libre-jeu de la concurrence, parmi lesquelles les cinq Gafam. Les nouvelles règles portent sur la transparence de leurs algorithmes et l’utilisation des données privées. Elles devront de plus notifier à la Commission européenne tout projet d’acquisition de firme en Europe, l’objectif étant que l’espace numérique puisse être occupé par des entreprises de toute taille, même les plus petites.

A ces règles sont accolées des sanctions, pouvant atteindre 10% du chiffre d’affaires pour de graves infractions à la concurrence, voire pouvant déboucher sur l’obligation de céder des activités en Europe.

En matière de contenus illégaux en ligne, les amendes pourront atteindre 6% du chiffre d’affaires. Une interdiction de poursuivre son activité en Europe pourra être imposée « en cas de manquement grave et répété ayant pour conséquences la mise en danger de la sécurité des citoyens européens ».

Il reste que ce projet doit encore être négocié avec le Parlement européen et les États membres, ce qui pourrait prendre au moins un an… Verra-t-il le jour avant ou après la taxe Gafa européenne ?


Source: Éditoriaux de jean-claude Mailly

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