Après trois semaines de grève, les salariés des usines qui fournissent les multinationales du prêt-à-porter ont repris le travail sous la pression financière et politique, sans avoir pleinement obtenu gain de cause. La hausse de salaire qu’ils ont arrachée ne leur permettra pas de sortir de la pauvreté. La responsabilité des géants internationaux du textile est pointée du doigt.
Malgré la reprise du travail mi-novembre dans les usines textiles du Bangladesh, le retour au calme a un goût amer pour les salariés mobilisés. Après trois semaines d’une grève massive et parfois violente, les dizaines de milliers d’ouvriers ayant participé au mouvement n’ont obtenu qu’une augmentation de salaire a minima, qui les condamne à demeurer dans une grande pauvreté. Si les principaux syndicats ont appelé à la reprise du travail, c’est avant tout en raison du poids économique de la grève et de la répression très brutale du mouvement par la police bangladeshie.
Leur revendication n’a en revanche pas changé : un salaire minimal mensuel de 23 000 takas – soit 200 euros – contre 8 300 takas (70 euros) actuellement, et avec des journées de travail de 11 heures en moyenne et des jours de repos très rares. Alors que les ouvriers des usines textiles, qui fournissent de grandes multinationales européennes et américaines telles H&M, Primark, Levi’s et Zara, s’enfoncent dans une précarité confinant à la misère, ce salaire minimum n’avait pas évolué depuis cinq ans. Depuis, le gouffre n’a fait que se creuser sous le coup de l’inflation – qui s’établissait à 10% en octobre – et de la dévaluation du taka.
Répression sanglante et arrestations de militants
La colère des ouvriers a donc été à la mesure de leur précarisation. Durant trois semaines, des centaines d’usines sont restées fermées et des dizaines ont été saccagées, notamment à Dacca – la capitale – et à Gazipur, ville qui concentre 75% de l’activité textile du pays. Des heurts ont éclaté entre les manifestants et la police, entraînant la mort de quatre ouvriers et l’arrestation de 140 personnes, dont plusieurs dirigeants syndicaux. 10 000 travailleurs font l’objet de poursuites pour violences.
L’intense mobilisation n’aura eu qu’un impact limité : le comité du salaire minimum du secteur textile, mis sur pied par le gouvernement sans que les syndicats y siègent, a décidé de porter ce salaire à 12 500 takas (104 euros), une hausse de 56,25% mais qui reste bien en-dessous des besoins des ouvriers. Cette augmentation est conséquente mais pas suffisante, analyse Branislav Rugani, secrétaire confédéral du secteur international chez FO. Dans le meilleur des cas, la quasi-intégralité du salaire de ces ouvriers leur sert à se payer une chambre pour une personne.
Trois ouvriers sur quatre dans une extrême précarité
Les responsables syndicaux sur place ont dénoncé l’explosion du prix des denrées alimentaires de base, qui ne permet plus aux ouvriers de se nourrir correctement. Selon une enquête du Bangladesh Institute of Labour Studies (BILS), 43% des salariés du textile souffrent de malnutrition et 78% sont contraints d’acheter de la nourriture à crédit. Les autres besoins essentiels des foyers ne sont pas davantage assurés : 82% des ouvriers ne sont pas en mesure d’assumer des frais de santé, 85% vivent dans des bidonvilles et 87% ne peuvent pas envoyer leurs enfants à l’école.
Face à la mobilisation, la Première ministre, Sheikh Hasina, s’est bornée à appeler les salariés à retourner au travail faute de quoi ils risquaient de perdre leur emploi et de devoir retourner dans leur village. Pour le gouvernement, l’enjeu était de taille : 85% du chiffre d’affaires du pays à l’exportation repose sur l’industrie textile. De nombreux ministres et députés de la majorité sont eux-mêmes des patrons du secteur. Le Bangladesh, deuxième exportateur mondial de vêtements derrière la Chine, compte 3 500 usines employant 4 millions de personnes, majoritairement des femmes.
Touchés de plein fouet par la répression, les syndicats ont appelé à la libération de leurs militants emprisonnés. Ce dossier est très préoccupant d’un point de vue syndical, souligne Branislav Rugani. En juin, un responsable de la Fédération des travailleurs de l’industrie et des usines textiles du Bangladesh, Shahidul Islam Shahid, avait été assassiné par un gang au sortir d’une réunion syndicale. L’ONG Human Rights Watch s’était alors alarmée de ce contexte d’attaques contre les leaders syndicaux au Bangladesh. De nombreux militants sur place affirment que les droits syndicaux, et notamment le droit de grève, ne sont garantis que sur le papier.
Le silence des multinationales occidentales
Au milieu des cris de colère des salariés, le silence quasi-unanime des multinationales du prêt-à-porter était d’autant plus assourdissant. Les salaires bangladeshis sont les plus bas du secteur textile en Asie, ne représentent que 10 à 13% des coûts de fabrication et seulement 1 à 3% du prix de vente en magasin. Si les marques soutenaient le montant de 23 000 takas réclamé par les syndicats et s’engageaient à absorber le coût de l’augmentation des salaires, les ouvriers n’auraient pas besoin de descendre manifester dans la rue, a déclaré à l’AFP Bogu Gojdz, porte-parole de l’organisation de défense des droits des ouvriers du textile Clean Clothes Campaign, basée aux Pays-Bas.
L’association a interpellé de nombreuses marques faisant fabriquer leurs pièces au Bangladesh, dont H&M et C&A, mais seule Patagonia a répondu. Dans un contexte de crise du prêt-à-porter, les multinationales rechignent à prendre leurs responsabilités dans les conditions de vie et de travail indignes de leurs sous-traitants. Des enseignes telles que Primark, H&M et Asos avaient publié en septembre une lettre commune affirmant leur soutien à l’évolution des salaires, mais aucun engagement concret n’est venu crédibiliser ces belles intentions.
Devoir de vigilance des géants du textile
Outre la question prioritaire des salaires, Branislav Rugani souligne également la responsabilité des marques internationales dans le contrôle des conditions de travail. En avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza, immeuble abritant plusieurs usines, avait fait 1 138 morts et plus de 2 000 blessés. Dix ans plus tard, malgré des progrès en matière de respect des normes de sécurité, la situation n’a pas fondamentalement changé, s’inquiète le secrétaire confédéral : C’est comme une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes : quand va-t-il se passer quelque chose de grave sur mon lieu de travail ? Il est plus que temps que la directive européenne sur le devoir de vigilance voie le jour. Ce principe obligerait les entreprises donneuses d’ordres à veiller au respect de la santé et de la sécurité des salariés travaillant dans les usines preneuses d’ordres.
Si les ouvriers bangladeshis ont vu leurs espoirs douchés par la répression et l’inflexibilité du gouvernement comme des entreprises occidentales, leur mobilisation a permis entre autres de jeter une lumière crue sur leurs conditions de travail et leur immense précarité. A présent qu’un premier pas a été franchi, d’autres pourraient suivre, veut croire Branislav Rugani : Le moment difficile à passer, c’était de contraindre les employeurs et le gouvernement à se mettre autour de la table. Maintenant que c’est fait, on espère une ouverture sur des avancées plus conséquentes.