Si les retraites en général et les régimes spéciaux en particulier ont été ces derniers mois dans le collimateur du patronat et du gouvernement, il ne faut pas oublier que les régimes spéciaux ont été les pionniers des retraites. N’oublions pas non plus que beaucoup des personnels qui en relèvent sont actuellement sur la brèche dans la crise covid-19…
Les régimes spéciaux sont nés de la rencontre d’une volonté économico-étatique et d’une demande de plus en plus pressante du monde du travail et de la classe ouvrière naissante. Les premiers servis sont les marins de la Royale (1673) et une partie des militaires (1790, 1831). En effet, si l’État veut attirer des volontaires dans ses armées, il se doit de leur assurer un certain avenir. Mais c’est Napoléon III qui en juin 1853 réglemente la retraite par répartition pour ses fonctionnaires.
Mesures très en avance pour l’époque : à 60 ans et après 30 ans de service, un fonctionnaire peut percevoir une pension du trois-quarts de son traitement des six dernières années. Et surtout, à 55 ans pour les travaux pénibles, après 25 ans de service. Peu après les employés de l’Opéra de Paris et des postes impériales en bénéficient, suivis par les ouvriers du tabac et les allumettiers.
Les municipalités vont suivre l’exemple de l’État en créant leurs propres caisses de retraite pour leurs employés (130 villes en 1891). Paris est en pointe avec, dès 1859, sa caisse pour les employés de la Cie parisienne d’éclairage et de chauffage, élargie aux ouvriers en 1893. Idem en 1899 pour la Cie du chemin de fer métropolitain de Paris, l’ancêtre de la RATP. En 1939, ce régime sera modifié pour être harmonisé avec celui des autres fonctionnaires de l’État. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les professions libérales (clercs de notaire, avocats, commerçants…) mettent sur pied leur propre régime.
Les chemins de fer, aux mains de compagnies privées, ont dès l’origine leurs caisses de retraite, mais réservées aux cadres et aux employés qu’ils ont eux-mêmes formés. La loi du 27 décembre 1890 les oblige à y inclure les cheminots et ouvriers mécaniciens. En 1909, le gouvernement unifie tous les régimes des différentes compagnies et fixe l’âge du départ : 50 ans pour les roulants, 55 pour les autres cheminots et 60 pour les administratifs.
Il faudra attendre 1945…
À la fin du XIXe siècle certaines entreprises du privé organisent leur propre système de pension pour stabiliser une main d’œuvre qualifiée dont elles ont grandement besoin : métallurgie, textile, chimie, verrerie ; soit environ 100 000 salariés en 1895. L’année précédente, les gueules noires obtiennent l’unification des caisses des différentes compagnies minières. De leur côté, certains patrons paternalistes (Michelin, Meunier, Godin…) font de même. Il faut « calmer le jeu » !
Dès la fin des années 1880, la question de la mise sur pied d’un système général est posée. La CGT, fondée en 1895, pousse à la roue dans cette direction. Trois ans plus tard, le Parlement adopte la « Charte de la mutualité » (loi du 1er avril 1898), accordant toute liberté aux Sociétés de secours mutuels pour créer leurs propres régimes spéciaux.
La première tentative d’un régime général voit le jour avec le vote de la loi du 5 avril 1910 qui aurait dû bénéficier à 18 millions de travailleurs, mais qui n’en touchera que 2,5 millions. En effet, les cotisations ne sont pas obligatoires et le patronat ne veut pas jouer le jeu, souhaitant garder la main sur ses « œuvres sociales ». Léon Jouhaux qui vient de prendre la direction de la CGT, dénonce la « retraite des morts ». En effet, la loi prévoit l’âge du départ à 65 quand l’espérance de vie à l’époque est de 52 ans pour les hommes [1].
Par ailleurs, le niveau de pension de cette retraite sera très faible.
La deuxième tentative a lieu en 1928. Nouvel échec à cause de la résistance du patronat et de la paysannerie lesquels ne veulent pas entendre parler de cotisations obligatoires. L’obligation est finalement votée par le parlement le 30 avril 1930. Mais il s’agit d’un régime mixte (capitalisation-répartition) ne touchant que les salariés gagnant plus de 15 000 francs par an, somme rondelette à l’époque, et ayant cotisé au moins trente ans.
Ce sont les ordonnances du 19 octobre 1945 qui posent les fondations de notre système actuel. Ces ordonnances avaient pris soin de sauvegarder et de protéger les régimes spéciaux, acquis sociaux de près d’un siècle.
[1] En 1910, l’espérance de vie la plus haute en Europe est de 60 ans en Suède, taux atteint en France seulement en 1939. 82 ans aujourd’hui (pour les hommes).
Source: Éditoriaux de jean-claude Mailly