Toute sa carrière, Jordao Fernandes, 54 ans, l’a passée à l’usine de céramique Duravit, en Alsace. Il fait partie des 193 salariés licenciés cette année pour motif économique. Le délégué syndical s’est battu pour que lui et ses collègues puissent partir la tête haute.
D u haut de ses trente-sept ans chez Duravit, dans l’usine de céramiques sanitaires de Bischwiller (Bas-Rhin), Jordao Fernandes fait le calcul : entre son frère qui a travaillé trente-trois ans dans l’entreprise et leur père qui les y a précédés, dans la famille Fernandes, on a quatre-vingts années de céramique !. Une histoire familiale et professionnelle qui a volé en éclats en décembre dernier, lorsque le groupe allemand a annoncé l’arrêt de la production et le licenciement des deux tiers de ses salariés français – soit 193 personnes laissées sur le carreau.
En ce mois d’avril, les négociations autour du plan social viennent de s’achever. Mais le sentiment d’amertume et de trahison du délégué syndical FO s’atténue à peine. Arrivé chez Duravit deux semaines après être sorti de l’école, et jamais ressorti, adhérent à FO depuis 1990, le chef d’équipe n’a pas vu venir la vague de licenciements. Et pour cause : pendant plus de deux ans, entre 2021 et 2023, les salariés s’étaient vu imposer au contraire un temps de travail accru. À la fin de la crise du Covid, on n’a pas eu le choix : on a dû accepter de travailler 40 heures par semaine, payées 37, contre une promesse de maintien de l’emploi sur le site jusqu’en décembre 2024, raconte Jordao Fernandes. C’était très difficile à accepter, mais ils nous ont dit : c’est ça ou on ferme.
Après quelques épisodes de chômage partiel en 2023, les salariés se doutaient que quelque chose allait changer, mais pas à ce point. En guise de justification, la direction de Duravit a évoqué la crise du bâtiment et la nécessité d’être compétitif. Les délégués du personnel ont nommé un cabinet d’experts indépendant pour en avoir le cœur net : On a appris que l’Égypte allait récupérer 60 % de notre production, rapporte Jordao Fernandes. C’est donc bien une délocalisation.
Tout ça pour ça !
Dans une usine où le dialogue social n’a presque jamais flanché, le militant garde une forte impression de gâchis. Tout ça pour ça ! , c’était notre slogan des premières semaines. Pour autant, l’intersyndicale a une fois de plus préféré la négociation à la confrontation. En trente-sept ans, je n’ai jamais vu une seule grève, tout juste un débrayage de deux heures, raconte le délégué. Et quatre mois après l’annonce, on n’a toujours pas brûlé une palette. Mais la menace d’une grève planait, bien sûr, si la direction n’avait pas joué le jeu. Au fil des réunions, les représentants du personnel sont arrivés à leurs fins : un plan de départ en préretraite pour les salariés les plus âgés, et un congé de reclassement de douze mois minimum et jusqu’à dix-huit mois pour les plus de 60 ans.
Le dialogue, j’ai basé toute ma carrière dessus, que ce soit en tant que syndicaliste ou en tant que professionnel, affirme Jordao Fernandes. On sortira de cette histoire, dignes, la tête haute. Même si l’atmosphère familiale a cédé devant l’argent, regrette-t-il. Il n’y a que ça qui les intéresse. Après près de quarante ans à lutter contre la pénibilité au travail et pour la reconnaissance des efforts des salariés, le chef d’équipe s’attelle désormais à rebondir, faire autre chose qui ait du sens.