Faut-il s’inquiéter de la belle technologie qu’est l’intelligence artificielle ? Assurément oui. Même encore imparfaits, les systèmes d’IA, entraînés sur des millions de données, menacent de nombreux métiers. Les études internationales alertent, comme le Fonds monétaire international qui estime que 40 % de l’emploi mondial pourrait être impacté. Les emplois de bureau, peu qualifiés, seraient menacés de disparaître, quand des professions qualifiées, elles, évolueront et travailleront avec l’IA. De nouvelles inégalité sont à redouter.
Alors que cette intelligence artificielle sème le trouble dans le monde du travail face à une technologie capable de supplanter les emplois, ses effets se font déjà sentir. À l’étranger, certaines entreprises commencent à restructurer, tel IBM qui prévoit de remplacer par l’IA environ 30 % des postes des fonctions support. Soit 8 000 postes visés. En France, le 15 janvier, c’est la société de veille médias RIF/Onclusive qui a confirmé un PSE supprimant 217 postes, remplacés par l’intelligence artificielle. Encore rares, ces licenciements risquent de se multiplier.
D’où l’urgence d’inventer de nouvelles protections et des droits pour les salariés.
C’est tout l’enjeu des travaux qu’ouvrira FO en 2024 sur l’intelligence artificielle.
Intelligence artificielle : l’enjeu syndical de la protection des emplois
À l’automne 2023, après une grève historique de quatre mois à Hollywood, le syndicat SAG-AFTRA, représentant les acteurs et les professionnels du spectacle aux États-Unis, a fini par décrocher un accord encadrant a minima l’intelligence artificielle. Les studios peuvent utiliser cette technologie, mais ils devront en informer le syndicat à chaque fois qu’ils en useront, le SAG-AFTRA ayant alors le droit de négocier des compensations pour les acteurs concernés. Les comédiens craignent en effet d’être bientôt remplacés par des sortes de doubles numériques, générés par l’IA. Les scénaristes, eux, redoutent de voir leur métier disparaître, avec des scénarios écrits par l’IA. Depuis 2022, l’essor de l’intelligence artificielle générative, rendue célèbre par ChatGPT, de la société californienne Open AI, inquiète les milieux artistiques. Mais pas seulement. Par sa capacité à analyser des millions de données, de textes et d’images, cette nouvelle vague d’intelligence artificielle pourrait détruire massivement des emplois, et ce, dans de multiples secteurs. La plupart des études, comme celle de l’Organisation internationale du travail (OIT) d’août dernier, s’accordent à dire que les emplois de bureau sont particulièrement menacés : Un quart de leurs tâches sont très exposées à l’IA, souligne OIT. Les professions très qualifiées pourraient être touchées aussi. C’est notamment l’avis de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Publiée en juillet, une étude de l’OCDE estime que les cadres, les professions intermédiaires des secteurs de la finance ou des services administratifs seront même les premiers impactés par cette IA, en progrès constant. Au niveau mondial, les changements s’annonceraient massifs : selon le Fonds monétaire international (FMI), 40 % des emplois sont exposés à des risques par l’arrivée de l’IA et 60 % dans les économies avancées. Au printemps dernier, une étude de la banque Goldman Sachs estimait à 300 millions le nombre des postes menacés dans le monde.
Gare au creusement des inégalités
Si certains emplois risquent de disparaître, la plupart […] ne sont que partiellement exposés à l’automatisation, et sont davantage susceptibles d’être complétés que remplacés par l’intelligence artificielle, tempère l’OIT. La question concernant l’IA est en effet sa maîtrise, en visant à en faire un « assistant » et non de manière systémique un « remplaçant » du travail de l’humain. D’où d’importants enjeux pour former les salariés à ces technologies. Car les inégalités en tout genre pourraient s’accroître. L’OIT alerte : dans les pays à revenus élevés, la part de l’emploi féminin pouvant être affectée par l’automatisation est deux fois supérieure à celle des hommes, les femmes étant surreprésentées dans les emplois de bureau. Le FMI alerte aussi, pointant le fossé grandissant entre les salariés des pays riches et ceux des pays en voie de développement.
Inventer de nouvelles protections
À ce stade, les systèmes d’intelligence artificielle sont encore peu développés dans les industries (10 % selon l’OCDE). Mais ils séduisent déjà les grands patrons, entre autres ceux de l’industrie pharmaceutique, de l’automobile ou du commerce. Les puissants algorithmes permettent en effet des gains de productivité immenses. Ils accélèrent la prise de décision, les robots maîtrisent le langage humain et peuvent donc converser avec des clients, l’IA aide aussi à contrôler la qualité des produits et des chaînes d’approvisionnement… Autant dire que la question de la persistance même des emplois et de leur protection se pose.
En Europe, l’accord du 9 décembre dernier entre le Conseil et le Parlement européen (IA Act) encadre l’intelligence artificielle à haut risque dans les domaines sensibles comme les infrastructures, l’éducation ou les ressources humaines (obligation de contrôle de l’IA par l’humain, documentation). Mais concernant la protection des emplois, tout reste à construire. Le dialogue avec les travailleurs, la formation et une protection sociale adéquate seront essentiels pour gérer la transition, insiste l’OIT. Les syndicats se saisissent de ce sujet complexe. La confédération a ainsi annoncé lancer un chantier sur l’IA en 2024, pour outiller des militants. Il va falloir trouver un équilibre pour concilier transformation numérique et amélioration des droits, insiste FO. Et cela comprend le renforcement de la négociation collective autour de la conception et l’usage de l’IA.
Le FMI alerte sur les inégalités mondiales à venir
Dans son rapport sur l’IA, paru mi-janvier à l’occasion du forum économique mondial de Davos, le Fonds monétaire international (FMI) défend le développement de l’intelligence artificielle, susceptible pour lui de doper la croissance de l’économie mondiale et d’élever les revenus dans le monde. À condition que les États prennent des mesures pour éviter que les inégalités ne se creusent. Car l’impact sur le travail sera conséquent : Presque 40 % des emplois dans le monde sont exposés à l’IA, estime le FMI. Et le fossé risque de se creuser entre les pays riches, où l’économie est tirée par les services, et les pays émergents, où celle-ci est plus traditionnelle : dans les économies avancées, 60 % des emplois seraient exposés à l’IA, en raison de la prédominance d’emplois axés sur les tâches cognitives. Ce serait 40 % dans les pays émergents et 26 % dans les pays en développement.
Un fossé selon le niveau de qualification
Le FMI prévient donc : le déploiement de l’IA touchera surtout les emplois très qualifiés. Le rapport cite les chirurgiens, les avocats ou encore les juges comme étant des professions exposées, où l’IA deviendra complémentaire du métier. D’autres professions qualifiées (gestionnaires, techniciens) devront aussi travailler avec l’IA. Mais ces salariés, s’ils sont bien formés, sont aussi bien placés pour bénéficier des avantages de l’IA, les gains de productivité qu’elle induit pourraient être favorables aux salaires, analyse l’organisme international. A contrario, les salariés beaucoup moins qualifiés (employés de bureau, télévendeurs, etc.) courent le risque de voir leurs postes remplacés par l’IA. Une intelligence artificielle qui, dans ce cas, fait craindre à terme une diminution de la main-d’œuvre, des salaires et des embauches. Voire leur disparition totale. La conclusion du FMI est limpide : Les économies avancées et les marchés émergents plus développés doivent se concentrer sur l’amélioration des cadres réglementaires de l’IA et soutenir la réaffectation des salariés, tout en protégeant ceux qui sont touchés. Un chantier qui est encore loin d’avoir pris toute sa place en France.
RIF/Onclusive, un PSE au nom de l’IA
Chez RIF/Onclusive, après l’annonce en octobre de son report, le plan social vient d’être finalement confirmé. Un PSE officiellement présenté par l’entreprise au nom d’un durcissement significatif de son environnement concurrentiel et une évolution technologique sans précédent. Le PSE compte 217 postes supprimés et 52 créés, soit plus du double que ceux (vingt-trois) annoncés initialement. L’argument principal réside dans la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise, observe Bruno, délégué syndical FO chez ce spécialiste de la veille médias. Mais l’intégration de l’intelligence artificielle demeure très présente dans cette restructuration. Et parmi les millions d’informations qui nous arrivent, nous sommes certains que le regard affiné d’un être humain ne pourra pas être remplacé à qualité égale par une machine. Les discussions, portant notamment sur l’accompagnement des salariés de la production qui seront prochainement licenciés, viennent de commencer et devraient durer trois mois.
Argument des mutations technologiques, le retour !
Mais en parallèle, les syndicats pointent des transactions financières qui ont permis d’amoindrir le résultat de l’entreprise. RIF/Onclusive résulte en effet du rachat début 2022 d’une activité de l’entreprise Kantar par le fonds d’investissement américain Symphony Technology Group. Depuis, selon un rapport comptable indépendant commandé par les syndicats, la facturation de 12,2 millions par des entités du groupe STG a agi tel un siphon sur les résultats et bénéfices de RIF/Onclusive.
Plus largement, alors que l’argument des mutations technologiques, caractéristique des PSE des années 1980, avait quasiment disparu, voilà qu’il réapparaît à la faveur du développement de l’intelligence artificielle. De nombreuses entreprises – principalement dans la tech – l’affichent. À titre d’exemples, SAP a annoncé le 24 janvier une restructuration qui impactera jusqu’à 8 % de ses effectifs (8 000 postes). En mai 2023, c’est IBM qui avait annoncé le gel des recrutements sur des postes administratifs et ressources humaines, envisageant le remplacement par l’IA de 30 % de ses postes dans les cinq ans.
L’intelligence artificielle, agent public nouvelle génération ?
Dans les services publics volontaires, une réponse sur deux est facilitée par l’IA, et le temps de réponse moyen est passé de sept jours à trois jours. Tel était, en décembre, le bilan de la fonction publique après deux mois d’expérimentation de l’IA générative dans ses services, pour la rédaction des réponses aux avis et commentaires en ligne d’usagers. Agents et usagers seraient très satisfaits de cette nouvelle technologie, dont ChatGPT, appelée à se généraliser, indique l’administration (huit systèmes d’IA sont actuellement testés dans plusieurs secteurs). En 2022, l’exécutif avait demandé aux services publics un effort de plus grande proximité avec les usagers.
Au nom de la réduction de la dépense publique, la perte des emplois
Est déjà développé un outil d’IA générative, souverain, libre et ouvert, (…) nommé Albert, qui propose des réponses personnalisées, la transparence des sources, une facilité d’accès pour toutes les administrations. Albert va être déployé dans le réseau France services. Réseau formé de « Maisons » qui en près de vingt ans et au fil de réformes successives ont pris le pas sur les implantations de pleine compétence, entre autres celles de la DGFIP (finances publiques). Quel sera l’impact de l’IA sur les missions ? Quelles conséquences sur les emplois ?, s’inquiète FO-DGFIP. S’il n’y a pas de rejet de l’IA en tant qu’outil, elle doit rester au service des agents, pas les remplacer, appuie le syndicat, rappelant que l’administration a déjà souvent profité du déploiement de grosses applications informatiques pour gager des suppressions d’emplois, voire les anticiper. À la DGFIP, les agents s’alarment de la situation dégradée des services : 26 000 emplois ont été supprimés en douze ans, un tiers des effectifs en vingt-cinq ans ainsi que la moitié des implantations…
FO-Cadres : vingt recommandations pour intégrer l’IA en toute sécurité
FO-Cadres s’est penchée sur les enjeux et impacts du déploiement de l’intelligence artificielle dans les lieux de travail. La fédération a élaboré un plaidoyer permettant d’engager un dialogue social sur ce sujet. Elle y recense vingt propositions. Parmi celles-ci, inclure la thématique dans les accords collectifs permettrait d’édicter des lignes directrices fortes et de bâtir une régulation au niveau des branches professionnelles. Un accord national interprofessionnel sur l’IA au travail paraît incontournable, souligne la fédération. FO-Cadres propose également la constitution de référentiels de certification sectoriels sur le modèle des normes ISO ou des échelles de performance énergétique, autour de critères relatifs à la qualité des données, la sécurité des systèmes, la transparence algorithmique… Il est aussi essentiel de penser ces dispositifs en intégrant le respect de droits tels que la liberté individuelle ou la préservation de la santé, souligne Éric Pérès, secrétaire général de FO-Cadres.
Associer les IRP à tous les niveaux
Au niveau de l’entreprise, l’association des représentants des travailleurs aux étapes de conception, développement et déploiement d’un système d’IA dans l’environnement de travail est vivement recommandée, insiste FO-Cadres. Des études d’impact préalables sur l’emploi, les métiers, les conditions de travail et les relations sociales, auxquelles les représentants du personnel seront associés, apparaissent indispensables. Une formation spécifique des membres des CSE devrait donc être proposée. Par ailleurs les IRP devraient également avoir la possibilité d’auditer les systèmes en place et de réinterroger les outils développés régulièrement, afin d’éviter l’effet « boîte noire » de ces technologies. Il faudra aussi permettre la réversibilité totale des systèmes, avec des options de restauration ou de sauvegarde des données de travail lorsqu’un système s’avère défectueux ou cause des dommages imprévus.