Le directeur du Tour de France, Christian Prudhomme, a dû modifier les dates de l’épreuve au printemps en raison de la pandémie de coronavirus. Une prouesse, d’autant que le parcours n’a pas été modifié. Explications.
Baptiste Bouthier Vous êtes directeur du Tour de France au sein d’ASO, l’organisateur de l’épreuve, depuis 2007. Est-ce le Tour le plus difficile que vous ayez eu à organiser ?
Christian Prudhomme La première fois que l’on m’a demandé si l’on pouvait reporter le Tour, j’ai spontanément répondu non. Puis nous y avons repensé. Si c’est la seule solution… Dès mi-mars, j’ai donc commencé à appeler les élus locaux concernés par le parcours pour préparer le terrain : « et si la course avait lieu un peu plus tard, en août ? » Pendant toute la durée du confinement, on a gardé un contact permanent avec les élus. Nous sommes des locataires : le Tour n’a pas un stade dans chaque ville, si les élus locaux nous disent non, rien ne peut se faire.
B. Bouthier Le 13 avril, Emmanuel Macron annonçait l’interdiction des événements avec un public nombreux jusqu’à la mi-juillet, rendant la tenue du Tour impossible à ses dates habituelles…
C. Prudhomme Quand le Président s’est exprimé, nous nous sommes tout de suite dit : il faut rapidement donner une nouvelle date, sinon le flou va s’installer, l’hypothèse d’une annulation du Tour va germer, nous voulions à tout prix éviter ça. Le 14 avril, j’ai donc passé ma journée au téléphone : j’ai eu une cinquantaine d’élus locaux au total, et un par un, il a fallu leur demander de dire oui à un report au mois de septembre. Beaucoup m’ont dit : « le Tour sera toujours le Tour ». Je savais la force du Tour de France, au-delà du cyclisme, mais jamais encore je ne l’avais ressentie à ce point. Et le 15 avril, nous avons pu annoncer les nouvelles dates de l’épreuve, alors que quelques semaines plus tôt, le report me paraissait impossible ! Bien sûr il y a quelques ajustements, mais globalement, le parcours est maintenu à l’identique : les mêmes villes au départ et à l’arrivée, les mêmes cols franchis.
B. Bouthier On a senti un soutien de l’État assez fort…
C. Prudhomme Les élus locaux n’ont pas attendu que le gouvernement les rassure pour nous dire oui. Mais le Tour ne peut rien sans les services de l’État bien sûr. Très vite, les messages qui venaient du sommet étaient clairs : le Tour doit avoir lieu, c’est un événement très important pour la France. Nous avons eu des contacts réguliers avec le ministère des Sports, ainsi qu’avec le « monsieur déconfinement » du gouvernement, Jean Castex. C’est lui qui, lorsque nous avons finalement proposé ce report du Tour fin août, début septembre, nous a répondu : « vous pouvez être raisonnablement optimistes ».
B. Bouthier Avez-vous eu peur de devoir vous résoudre à une annulation de l’épreuve ?
C. Prudhomme Jamais je n’aurais pu imaginer que l’on soit capable de déplacer le Tour avant cette année, jamais, jamais ! Mais je n’ai pas eu peur, parce que je garde un contact très régulier avec les élus depuis des années. On a pu avancer ensemble. Tous nous ont dit oui, même si cela pouvait demander des sacrifices. L’Isère devait accueillir le Tour le 14 juillet, finalement ce sera le 15 septembre : ce n’est pas la même chose… Mais la couverture télévisée sera identique, donc la mise en valeur du territoire est assurée.
B. Bouthier N’avez-vous pas peur que le Tour de France en septembre ce ne soit pas vraiment le Tour ?
C. Prudhomme Cela va être un Tour singulier, unique, forcément. Mais il marquera le retour à la vie. Il y aura sans doute moins de monde au bord des routes, notamment en semaine. Mais le niveau sportif s’annonce exceptionnel : plus que jamais, le Tour est l’événement de l’année cycliste, on l’a bien senti lors de l’annonce des nouvelles dates, et le plateau est incroyable. Et puis le Tour en septembre, cela peut rebattre les cartes entre les coureurs : il fera moins chaud dans les Alpes mi-septembre qu’en plein juillet, etc. Il y a beaucoup d’interrogations, dans le bon sens du terme !
B. Bouthier Cela s’ajoute à un parcours qui sortait déjà de quelques sentiers battus. La première semaine, notamment, s’annonce corsée avec le départ de Nice et deux arrivées au sommet…
C. Prudhomme Cela fait plusieurs années que nous avons modifié le dessin de la première semaine, qui a longtemps été une succession de sprints sans surprise. Cette année, cette volonté rencontre une autre réalité : ce sont les forts pourcentages qui créent des écarts entre les coureurs. En proposant le Turini dès le deuxième jour puis très vite ces arrivées à Orcières-Merlette et au Mont Aigoual, nous avons voulu proposer aux coureurs des terrains de jeu propices à faire de vrais écarts. J’attends de voir ce qu’y feront les équipes avec plusieurs leaders, comme Ineos ou Jumbo : c’est pour elles l’occasion de tenter quelque chose d’entrée.
B. Bouthier On remarque aussi de nombreuses arrivées au sommet inédites sur l’ensemble de la course, et des traversées sans excès des Alpes et des Pyrénées.
Pour brouiller les pistes ?
C. Prudhomme Nous n’essayons pas de durcir le Tour, mais de le varier au maximum. C’est un peu un hasard s’il y a tant d’arrivées au sommet nouvelles cette année, comme le col de la Loze avec sa nouvelle pente finale, l’enchaînement du pas de Peyrol et de Puy-Mary… Mais l’idée est bien de proposer des terrains sélectifs en dehors des Alpes et des Pyrénées.
B. Bouthier Pourquoi un seul contre-la-montre, qui plus est en montée ?
C. Prudhomme Pour moi les chronos restent un exercice très important, mais ils provoquent des écarts bien supérieurs à ceux créés en montagne, ce qui bloque la course. J’ai toujours le vieux rêve du match rouleur-grimpeur, Anquetil-Bahamontes, je préfère ça au prototype du rouleur-grimpeur.
B. Bouthier Quand on regarde ce parcours, on se dit qu’il va comme un gant à Julian Alaphilippe, au point de se demander si ce n’est pas
volontaire…
C. Prudhomme On ne dessine jamais un Tour de France pour un seul coureur. Mais pour des types de coureurs, ça c’est certain. J’aime les puncheurs comme Alaphilippe, parce qu’ils offrent du spectacle et du suspense. De toute façon, ce sont les coureurs qui s’emparent, ou non, des possibilités ouvertes par le parcours. L’étape des bordures d’Albi, l’an dernier, nous ne l’avions pas prévue ! Et aujourd’hui, il y a quelques coureurs très jeunes qui bousculent l’ordre établi, à commencer par Egan Bernal, qui gagne le Tour à 22 ans. Peut-être des Mathieu van der Poel ou des Remco Evenepoel rendront bien vite les étapes de plaine plus passionnantes qu’actuellement.
Source: Éditoriaux de jean-claude Mailly